ELLIOT « Mamaaaan ! Coucou Maman ! Tu me vois ! Mamaaaan ! »

JAMES « Tais-toi Elli, tu vas la déconcentrer, maman a besoin de calme pour travailler, sinon elle risquerait de tomber et de se faire très mal. »

Des étoiles plein les yeux. Cette petite avait des étoiles dans les yeux en voyant sa mère à plusieurs mètres au-dessus du sol, en plein entraînement pour le spectacle que l’on donnait le soir même. J’étais moi aussi émerveillé, mais je gardais le silence afin de ne pas risquer de troubler la splendide jeune femme qui s’élançait de trapèze en trapèze avec une grâce telle que j’en avais le souffle coupé, et pourtant, dieu sait que je l’avais vue faire un certain nombre de fois. Mais j’avais toujours cette même réaction, j’étais transcendé, transporté par tant de magie, parce que oui, c’était de la magie.
Depuis mon plus jeune âge, je côtoyais le monde du cirque, puisque mes parents eux-mêmes en étaient deux membres à part entière et au bout de quelques années, on comprend vite que les forains ne sont pas des magiciens mais des tricheurs. Elle en revanche me donnait envie de continuer dans ce métier, elle portait en elle tous mes fantasmes de liberté et c’était sans doute ce pourquoi je l’avais épousée.
Cela faisait maintenant dix années que nous nous aimions, et elle avait mis au monde ma petite Elliot, il y a quatre ans. Elle aussi serait une grande artiste, je n’en doutais pas, et je rêvais de la voir un jour en tête d’affiche, comme sa mère avant elle. Je n’aurais malheureusement pas eu cette chance, celle de voir grandir ma petite fille, mon âme et ma chair. Je rentrais tout juste d’une consultation avec l’oncologue le plus réputé d’Australie et les nouvelles n’étaient pas bonnes. Kayla s’était faite à l’idée que j’étais malade, moi aussi d’ailleurs. Cela arrivait, rarement aux bonnes personnes par ailleurs, mais bref. Je ne pouvais rien y changer, je subissais et restais fort pour subvenir aux besoins de ma famille tant que je le pouvais encore. Je craignais cependant d’aborder le sujet avec Elliot, elle ne comprendrait pas, elle était trop jeune, comment pourrais-je lui affliger cela ? Perdre son père, alors qu’elle n’avait que sa famille ! Je ne regrettais pas de lui avoir permis d’entrer dans notre cirque, mais je culpabilisais malgré tout de l’avoir privée de la réalité du monde. Jamais elle ne s’était liée d’amitié avec autre que des clowns, des trapézistes, des jongleurs ou des dompteurs. Cela n’irait pas en s’arrangeant évidemment.
Je me rassurais toutefois en songeant que je la laissais entre de bonnes mains, je pouvais avoir confiance en nos amis, ils avaient toujours été là pour nous, ils seraient là pour elle.

ELLIOT « Papa, tu crois que je saurais faire comme Maman un jour ? »

Je baissais les yeux sur la jolie blondinette qui s’accrochait à mon jean le regard brillant d’espoir.

JAMES « Bien sûr ma chérie. Tu seras la meilleure, la plus belle et la plus grande que ce cirque ait connu. Mais pour ça, il faut t’entraîner, tu le sais. D’ailleurs tu vas être en retard. Elias t’attend sûrement. Allez, file. »

ELLIOT « Mince, j’avais oublié ! J’y vais ! Je t’aime Papa ! »

Et Elli disparut derrière ce grand rideau rouge, mais je savais deviner son sourire à des kilomètres. Rien n’aurait pu lui faire plus plaisir que de ressembler à sa mère, et je la comprenais. Je m’installai dans les gradins, les yeux fixés sur Kayla, majestueuse, grandiose. Et je me laissai aller à rêver de l’avenir de notre petite fille…

La table dressée donnait envie. Beaucoup de gâteaux, des bonbons, des tonnes de cadeaux, de l’alcool … Ce soir, on fêtait mon anniversaire. J’avais eu 16 ans la veille, mais spectacle oblige, nous avions dû attendre. Autour de moi se pressaient les artistes, mes amis, ma famille, et tous semblaient d’un enthousiasme contagieux. Le directeur du cirque s’était occupé de la musique, maman de la cuisine. Je les soupçonnais d’avoir fait un peu de zèle tous les deux, j’avais en effet remarqué qu’ils se tournaient autour depuis quelques temps, et cela m’amusait de voir ma mère nier en bloc toute accusation de ce genre. Ses joues rougies de gêne ne mentaient pas cependant. Je n’y voyais aucun inconvénient, naturellement il ne remplacerait jamais mon père, décédé il y a quelques années de cela. Toutefois j’étais heureuse de voir que maman réussissait à refaire sa vie, elle recommençait à sourire spontanément, et il était grand temps.
Elias me regardait d’un air attendri, comme s’il était fier de ce qu’il avait accompli avec moi. C’est vrai que grâce à lui, j’étais devenue la coqueluche du spectacle, la tête d’affiche, et je profitais de cette gloire éphémère. Il avait persévéré quand j’avais voulu baisser les bras, il m’avait torturée jusqu’à ce que j’atteigne cette perfection qui caractérisait ma technique irréprochable. Et aujourd’hui, il se tenait juste un peu à l’écart des autres, comme s’il souhaitait m’observer sans prendre part à la fête. Cela avait le don de me mettre mal à l’aise, je voyais en lui les yeux que mon père aurait posé sur moi s’il avait été encore là.

ELLIOT « Elias, reste pas là, bouge, fais quelque chose ! Tiens, viens donc boire un verre. »

ELIAS« Hé dis voir, il me semble que t’as que 16 ans gamine, pas d’alcool pour toi. » Esquissa-t-il dans un sourire.

Je levai mon verre en me tournant vers les autres et nous trinquions en nous félicitant mutuellement de notre succès. Il était maintenant l’heure d’ouvrir mes cadeaux, et je trépignais d’impatience. D’ailleurs, je sautillais partout et Steph’ et Jake tentaient de me calmer, en vain.
J’eus droit à quelques tonnes de vêtements, dont des vêtements de scène, mon dernier ayant rendu l’âme ce matin. Jake m’avait offert une boîte dans laquelle il avait entassé une dizaine de préservatifs, et je sentis mes joues s’enflammer lorsque tous les yeux se posèrent sur moi et qu’un rire communicatif s’éleva. Elias ne sembla pas trouver la plaisanterie à son goût. Il s’avança vers moi et me tendit une petite boîte que j’ouvris aussitôt. Je ne sais si mon visage refléta correctement l’émotion qui me submergea quand je découvris le magnifique collier déposé sur un petit coussin de satin. Je sautais à son cou, je m’accrochai à lui, tandis que je sentais le regard de ma mère sur nous, bienveillant.

ELLIOT « Merci. » lui soufflai-je dans un murmure.

Puis la fête reprit son cours, j’ouvrai les cadeaux de ma mère, du directeur, de Jesse, ma meilleure amie. Et j’avais été gâtée, vraiment, c’était là un anniversaire que je n’oublierai pas de sitôt. Je me souviens que nous avions bu, beaucoup bu. Elias était dans un état proche du cadavre qui gît dans un caniveau, ma mère s’occupait de prendre des photos afin que tous gardent des souvenirs plus ou moins bons de cette merveilleuse soirée. Jason avait essayé de monter sur le trapèze sans succès. Il avait fait une chute vertigineuse et avait fini par se faire une entorse au poignet, ce qui avait fait râler le directeur. Il prenait tellement soin de nous. Nous étions son fond de commerce, et nous n’avions pas intérêt à se faire de sales blessures. Et j’étais heureuse, et destinée à vivre ainsi tout le reste de mon existence, cela me convenait. Mais les choses ne se passent pas toujours telles qu’elles le devraient ..



Ce soir était mon soir. Il s’agissait de la première de mon nouveau numéro, et ma performance déciderait de ma carrière à venir. La réaction du public s’avérait capitale, même si cela pouvait paraître dérisoire lorsque l’on passe après deux clowns, un cracheur de feu et un avaleur de sabre. Les acrobaties que j’avais prévues étaient extrêmement dangereuses, sans doute un peu trop, mais je m’étais entraînée durant des mois avant d’oser les réaliser sans filet. Et ensuite, j’avais encore dû pratiquer quelques semaines avant d’être parfaitement au point, à quelques millimètres près. J’étais confiante, mais un peu anxieuse. Je l’étais toujours avant d’entrer en scène. Installée devant mon miroir, je finissais de me maquiller, la main légèrement tremblante. Elias m’attendait, il le faisait toujours avant un spectacle, afin de m’encourager, de me détendre. Depuis quelques temps, il avait décidé de quitter notre troupe afin de se consacrer à une éventuelle vie de famille, mais il commençait à réaliser que sa seule et unique famille était avec lui, sous ce grand chapiteau. Je le retrouvai quelques minutes avant le show.

ELIAS« Ca va aller ma belle. Tu es magnifique, merveilleuse, tu vas t’en sortir. Allez. Offre leur un spectacle qu’ils n’oublieront jamais. »

Il déposa un baiser sur ma joue et j’acquiesçai, car j’étais incapable de le contredire. J’allais m’en sortir de façon exemplaire, comme toujours, et les spectateurs allaient m’adorer.
J’entendis le directeur appeler mon nom, en scandant à la foule qu’ils auraient droit à du jamais vu, du sensationnel. Je m’avançai alors vers la scène et saluai le public, tout en respirant profondément. Je jetai un coup d’œil furtif dans les gradins, avant de me reconcentrer sur le trapèze qui descendait lentement vers moi sur une musique lascive. Je m’y accrochai et entamai une ascension de quelques mètres au-dessus du sol. Tous les regards étaient rivés sur moi, et je profitais de la sensation de plaisir qui m’envahissait chaque fois. J’étais fantastique. Formidable même. Gracieuse, je dansais littéralement dans les airs, offrant une prestation hors du commun à mon public. Je n’avais pas le droit à l’erreur, et il n’y en avait aucune. Comme si les trapèzes venaient eux-mêmes chercher mes mains, qui s’y mariaient avec une aisance impressionnante.
Puis il y eut ce moment. Ce moment d’inattention, un rien, mais un rien qui, lorsque l’on est accroché à quelques vingtaines de mètres du sol, semble soudain tellement plus grave. C’était une maladresse de débutante, aujourd’hui j’en conviens. Je ne saurais dire pour quelle raison, je me sentis obligée de détourner le regard vers mon public, au lieu de me concentrer sur ma cible première. Et j’avais été comme paralysée quand mes yeux avaient rencontré les siens. Paralysée par la peur. J’avais été envahie d’une sensation de mal être qui m’avait terriblement déconcentrée. Les conséquences furent immédiates. Ma main ne parvint pas à attraper la barre qui n’appelait que moi, et je fis une chute terrible. Les plus longs instants de ma vie, passés à me dire que je n’y survivrai pas, parce que personne ne survit à ça. J’avais été imprudente, c’était ma faute, et j’allais en payer le prix, quoi de plus normal.
Je ne sentis pas l’impact, sans doute m’étais-je évanouie durant ma chute. J’ouvrai les yeux au sol, une douleur lancinante au sommet du crâne, puis plus tard je réalisai que ma jambe droite ne répondait plus à mes ordres. Je ne pouvais bouger, et j’eus la vague impression qu’un long silence suivit l’accident. Puis des cris, des pleurs, mais c’était plutôt comme si l’on m’avait plongée sous l’eau, si bien que cela me semblait terriblement lointain.

J’avais passé quelques semaines à l’hôpital. Naturellement, tous m’avaient soutenue et aidée dans ma rééducation qui fut longue et douloureuse. Je réussis malgré tout à reprendre mes entraînements après plusieurs mois, même s’il me fut difficile de retrouver mon niveau. J’avais survécu, le reste importait peu à vrai dire. Pour autant, cette sensation de mal être ne me quitta plus. Cet homme qui m’avait déstabilisée, je l’avais déjà vu auparavant, souvent, et cela avait fini par m’inquiéter. A chacune de nos représentations il était présent, mais il ne paraissait pas s’intéresser au reste de la troupe. Seuls mes passages le captivaient au point que j’avais fini par le remarquer. Si au départ, j’avais considéré ça comme flatteur, cela devenait … Dérangeant.


KAYLA « Ma chérie, tu as terminé ? »
ELLIOT « Nan attends, j’arrive pas à fermer ma valise, tu peux venir ? »

Cela faisait une bonne demie heure que je me battais avec cette foutue valise. J’imagine que c’était le lot commun de toutes les filles, d’avoir une garde-robe si imposante qu’il est même impossible d’en emporter la moitié. Et cela me fendait le cœur de devoir laisser une quelconque tenue sur le continent, j’avais bien l’intention de tout emmener. Chaque vêtement était important, même si je ne portais plus certains depuis des mois. Il me restait également certaines jupes, courtes, mais que je refusais de mettre, par complexe je suppose. Sur mon genou blessé il y a quelques années, trônait une cicatrice difforme, laide, et qui m’angoissait chaque fois que j’y posais les yeux. Elle me rappelait cette chute traumatisante, celle qui m’avait empêchée de reprendre une vie normale pendant un long moment. Quoiqu’il en soit, je partais, je disparaissais de la circulation, à vrai dire, nous partions tous. Et comme d’habitude, on m’attendait, moi la seule vraie jeune fille -exception faite de Jesse, qui était un vrai garçon manqué- qui avait par conséquent des tonnes et des tonnes de fringues.
J’avais longtemps hésité quant à quitter notre continent d’origine, j’étais attachée à ces terres et à ses habitants. Pour autant les affaires marchaient beaucoup moins bien, il faut dire que nous avions du mal à toujours innover et que les spectateurs, habitués, avaient fini par se lasser de nos numéros. Et puis Papa et Maman craignaient pour ma sécurité depuis que cet homme, William, s’était fait connaître comme mon plus grand fan, l’homme de ma vie. J’étais effrayée aussi. C’était notamment par sa faute si j’avais failli laisser ma vie au cours de l’un de mes numéros, j’avais été troublée par un regard si intense, si malsain. J’avais par la suite reçu de nombreuses lettres d’excuse, et il était parvenu, je ne sais comment, à s’introduire dans ma chambre d’hôpital afin de me déclamer son amour. Moi qui n’étais habituellement pas trouillarde, je me devais avouer que ce jour-là, je ne l’oublierai jamais ..
Heureusement, nous partions, et sans doute aurions-nous plus de chance à Hawaii, notre prochaine destination. J’étais persuadée que je serais heureuse là-bas. Le soleil, la mer … J’allais pouvoir tourner la page sur ces quelques passages difficiles.
Et quelques heures plus tard, nous montions dans l’avion qui nous emmenait loin de notre vie d’autrefois.